Au
petit déjeuner, le lendemain, ils calculent et recalculent
inlassablement.
– Six
points à rattraper. Six points.
– Avec
le poids et les relais, ça devrait le faire.
– Ça
risque quand même d’être juste.
Personne
ne m’a reproché ma contre-performance d’hier. Personne ne m’a
parlé de rien, mais je ne peux m’empêcher de penser que, si
j’avais pu pleinement m’exprimer, à mon vrai niveau, nous
serions en tête.
De
le penser et de le dire à Germie. Qui hausse les épaules.
– Et
alors ? Ça changerait quoi pour toi ? Rien. Strictement
rien. Ni pour toi ni pour nous.
Et
il me glisse à l’oreille
– Merde
pour tout-à-l’heure.
En
me serrant le bras à le broyer.
Cinq
heures. Amarillon quatre et amarillon trois sont à quasi égalité.
Les concurrents du relais quatre fois quatre cents mètres prennent
place. Le stade est une véritable bouilloire. Qui mugit et rugit,
les yeux fixés sur eux. Je me sens étrangement calme. Je me laisse
lentement dériver vers les douches. Le plus lentement possible. Le
plus naturellement possible. Encore vingt mètres. Derrière moi la
clameur enfle. Encore dix mètres. Je touche au but. J’y suis. Une
voiture est bien là. À deux pas. Je me faufile à travers
l’ouverture dans le grillage. C’est Alrich qui, de l’intérieur,
m’ouvre la portière. Il pleure.
– Ça
y est, Hervain, ça y est ! On a réussi.
Je
croise, dans le rétroviseur, les yeux de la conductrice. Qui tempère
son enthousiasme.
– Pas
encore ! C’est en bonne voie, mais pas encore !
Elle
prend à droite.
– Qu’il
s’habille ! Qu’il s’habille ! On sait jamais. Si on
tombe sur une patrouille…
Alrich
me tend des vêtements
Gauche.
Droite. Droite. Gauche.
– Je
nous rallonge, mais, par là, je suis à peu près sûre d’éviter
les contrôles.
Une
cour. Un garage. Dont elle va refermer la porte, de l’intérieur,
avant de nous laisser descendre. De nous introduire chez elle. Dans
son séjour, un séjour dans des tons gris meublé simplement d’un
canapé, d’une petite table basse, d’une bibliothèque. Un séjour
dont la décoration consiste, en tout et pour tout, en deux tableaux
qui se font face, l’un représentant une rue commerçante animée
et l’autre un gros paquebot s’apprêtant manifestement à prendre
la mer. Tout cela nous semble le comble du luxe à nous qui n’avons
jamais connu, ni l’un ni l’autre, le moindre confort.
Elle
nous sourit. C’est une petite femme brune, l’air énergique, la
coupe au carré, les yeux d’un noir ardent. Elle s’approche
d’Alrich
– Bon,
mais d’abord, avant toute chose…
Elle
déboutonne sa chemise, en écarte les pans, lui picore le torse
d’une multitude de petits baisers. Elle descend, descend encore,
promène ses lèvres à la lisière du pantalon dont elle déboucle
la ceinture. Qu’elle fait lentement glisser. Dont elle extirpe la
queue orgueilleusement dressée. Alrich se fait ardent, pressant, la
pousse vers le canapé sur lequel ils basculent tous les deux.
Elle
se tourne vers moi, me tend la main.
– Viens,
toi aussi ! Viens !
Je
m’agenouille à leurs côtés, me penche, lui caresse un sein, du
bout du pouce, agace le téton de l’autre entre mes dents.
Juché
sur ses avant-bras, Alrich galope frénétiquement à la poursuite de
son plaisir. Il pousse un long cri de bête blessée, retombe.
– Je
suis désolé. J’ai pas pu attendre. Il y avait si longtemps…
Elle
lui tend un baiser
– Ça
fait rien. Ce sera mieux tout-à-l’heure.
Elle
le repousse doucement, m’attire contre elle, referme ses bras
autour de mon dos. On ne se quitte pas des yeux. Son plaisir monte
lentement, déferle en longues plaintes voluptueusement modulées. On
reste longuement rivés l’un à l’autre.
Et
puis elle se tourne vers Alrich.
– Tu
reveux ?
Il
reveut. Et ils ont, cette fois, leur plaisir en même temps.
Il y
a des mois et des mois qu’on n’a pas bu d’alcool. On est tous
les deux un peu gris.
Elle
repousse tout ce qui encombre la table. Sauf les verres.
– Bon,
parlons peu, mais parlons bien… Vous pensez bien que si j’ai pris
autant de risques pour vous faire sortir de là-dedans, ce n’est
pas uniquement pour le plaisir de m’offrir une partie de jambes en
l’air avec vous. Même si ce n’est pas à négliger. Parce que,
comme l’immense majorité d’entre nous, je n’ai jamais, au
grand jamais, l’occasion de mettre un homme dans mon lit. C’est
là une denrée dont nos dirigeantes se réservent l’exclusivité.
En faisant d’ailleurs en sorte, par la vertu de mesures
appropriées, qu’elle soit aussi rare que possible.
– Ce
qui les avance à quoi ?
– Plus
un produit fait défaut et plus il a de valeur. Et plus, par
ricochet, en ont celles ou ceux qui le possèdent. Plus cela leur
confère un statut d’exception. Plus cela renforce le pouvoir. Que
nos gouvernantes se sont par ailleurs arrogé. Il y a ELLES, la caste
des nanties, qui décide, qui légifère, qui impose à son gré et
puis il y a nous, le menu fretin, qui devons subir, obéir et en
passer par le moindre de leurs caprices. Alors nous sommes
quelques-unes qui avons décidé de ruer dans les brancards, de
bousculer un ordre des choses qui laisse tous les pouvoirs entre les
mains d’une minorité arrogante qui édicte les lois en fonction de
ses seuls intérêts.
– Et
vous allez faire quoi au juste ?
– Là-dessus
vous me permettrez de ne pas vous dévoiler quoi que ce soit. Pour
des raisons évidentes. Sachez seulement que, si nous réussissons,
ce sont les fondements mêmes de notre organisation sociale actuelle
qui seront ébranlés. Les passe-droits seront supprimés. Les
assujettis seront intégrés au reste de la population. Et il sera
évidemment totalement exclu d’aller en recruter d’autres comme
cela se fait actuellement de façon tout-à-fait inacceptable.
– Bon,
mais alors… tu attends quoi de nous finalement ?
– J’y
arrive. Nous ne pourrons mener notre entreprise à bien si nous ne
disposons pas, à l’extérieur, de soutiens prêts à intervenir à
nos côtés le moment venu.
– Et
plus précisément ?
– La
politique de nos dirigeantes consiste à nous isoler, autant que
faire se peut, de l’étranger. À fermer les frontières. Et pour
cause ! Elles n’ont pas du tout envie qu’on sache ce qui se
passe exactement ici. Votre rôle à vous va donc consister, dans un
premier temps, à raconter ce que vous avez vu, ce que vous avez
vécu. Le plus souvent possible. Au plus de monde possible. De façon
à susciter un intérêt, à choquer, à scandaliser, bref, à
amorcer quelque chose. À créer un état d’esprit qui nous soit
favorable.
– S’il
n’y a que nous deux…
– Il
n’y aura pas que vous deux. On en a envoyé d’autres avant vous.
On en enverra après.
– Et
c’est tout ? On aura que ça à faire ?
– Au
début, oui. Il faut d’abord que la mayonnaise prenne.
– Et
après ?
– On
n’en est pas encore là. On trouvera moyen de vous faire savoir.
Quand il le faudra.
– On
partira quand ?
– Demain
matin. Inutile que vous restiez là à courir des risques. Et à nous
en faire courir. Mais, en attendant, on a toute la soirée pour nous.
Venez !
Sur
le canapé. Tous les trois.
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