mercredi 1 août 2018

Prisonnier des Cythriennes (15)


Au petit déjeuner, le lendemain, ils calculent et recalculent inlassablement.
– Six points à rattraper. Six points.
– Avec le poids et les relais, ça devrait le faire.
– Ça risque quand même d’être juste.
Personne ne m’a reproché ma contre-performance d’hier. Personne ne m’a parlé de rien, mais je ne peux m’empêcher de penser que, si j’avais pu pleinement m’exprimer, à mon vrai niveau, nous serions en tête.
De le penser et de le dire à Germie. Qui hausse les épaules.
– Et alors ? Ça changerait quoi pour toi ? Rien. Strictement rien. Ni pour toi ni pour nous.
Et il me glisse à l’oreille
– Merde pour tout-à-l’heure.
En me serrant le bras à le broyer.

Cinq heures. Amarillon quatre et amarillon trois sont à quasi égalité. Les concurrents du relais quatre fois quatre cents mètres prennent place. Le stade est une véritable bouilloire. Qui mugit et rugit, les yeux fixés sur eux. Je me sens étrangement calme. Je me laisse lentement dériver vers les douches. Le plus lentement possible. Le plus naturellement possible. Encore vingt mètres. Derrière moi la clameur enfle. Encore dix mètres. Je touche au but. J’y suis. Une voiture est bien là. À deux pas. Je me faufile à travers l’ouverture dans le grillage. C’est Alrich qui, de l’intérieur, m’ouvre la portière. Il pleure.
– Ça y est, Hervain, ça y est ! On a réussi.
Je croise, dans le rétroviseur, les yeux de la conductrice. Qui tempère son enthousiasme.
– Pas encore ! C’est en bonne voie, mais pas encore !
Elle prend à droite.
– Qu’il s’habille ! Qu’il s’habille ! On sait jamais. Si on tombe sur une patrouille…
Alrich me tend des vêtements
Gauche. Droite. Droite. Gauche.
– Je nous rallonge, mais, par là, je suis à peu près sûre d’éviter les contrôles.

Une cour. Un garage. Dont elle va refermer la porte, de l’intérieur, avant de nous laisser descendre. De nous introduire chez elle. Dans son séjour, un séjour dans des tons gris meublé simplement d’un canapé, d’une petite table basse, d’une bibliothèque. Un séjour dont la décoration consiste, en tout et pour tout, en deux tableaux qui se font face, l’un représentant une rue commerçante animée et l’autre un gros paquebot s’apprêtant manifestement à prendre la mer. Tout cela nous semble le comble du luxe à nous qui n’avons jamais connu, ni l’un ni l’autre, le moindre confort.
Elle nous sourit. C’est une petite femme brune, l’air énergique, la coupe au carré, les yeux d’un noir ardent. Elle s’approche d’Alrich
– Bon, mais d’abord, avant toute chose…
Elle déboutonne sa chemise, en écarte les pans, lui picore le torse d’une multitude de petits baisers. Elle descend, descend encore, promène ses lèvres à la lisière du pantalon dont elle déboucle la ceinture. Qu’elle fait lentement glisser. Dont elle extirpe la queue orgueilleusement dressée. Alrich se fait ardent, pressant, la pousse vers le canapé sur lequel ils basculent tous les deux.
Elle se tourne vers moi, me tend la main.
– Viens, toi aussi ! Viens !
Je m’agenouille à leurs côtés, me penche, lui caresse un sein, du bout du pouce, agace le téton de l’autre entre mes dents.
Juché sur ses avant-bras, Alrich galope frénétiquement à la poursuite de son plaisir. Il pousse un long cri de bête blessée, retombe.
– Je suis désolé. J’ai pas pu attendre. Il y avait si longtemps…
Elle lui tend un baiser
– Ça fait rien. Ce sera mieux tout-à-l’heure.
Elle le repousse doucement, m’attire contre elle, referme ses bras autour de mon dos. On ne se quitte pas des yeux. Son plaisir monte lentement, déferle en longues plaintes voluptueusement modulées. On reste longuement rivés l’un à l’autre.
Et puis elle se tourne vers Alrich.
– Tu reveux ?
Il reveut. Et ils ont, cette fois, leur plaisir en même temps.

Il y a des mois et des mois qu’on n’a pas bu d’alcool. On est tous les deux un peu gris.
Elle repousse tout ce qui encombre la table. Sauf les verres.
– Bon, parlons peu, mais parlons bien… Vous pensez bien que si j’ai pris autant de risques pour vous faire sortir de là-dedans, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de m’offrir une partie de jambes en l’air avec vous. Même si ce n’est pas à négliger. Parce que, comme l’immense majorité d’entre nous, je n’ai jamais, au grand jamais, l’occasion de mettre un homme dans mon lit. C’est là une denrée dont nos dirigeantes se réservent l’exclusivité. En faisant d’ailleurs en sorte, par la vertu de mesures appropriées, qu’elle soit aussi rare que possible.
– Ce qui les avance à quoi ?
– Plus un produit fait défaut et plus il a de valeur. Et plus, par ricochet, en ont celles ou ceux qui le possèdent. Plus cela leur confère un statut d’exception. Plus cela renforce le pouvoir. Que nos gouvernantes se sont par ailleurs arrogé. Il y a ELLES, la caste des nanties, qui décide, qui légifère, qui impose à son gré et puis il y a nous, le menu fretin, qui devons subir, obéir et en passer par le moindre de leurs caprices. Alors nous sommes quelques-unes qui avons décidé de ruer dans les brancards, de bousculer un ordre des choses qui laisse tous les pouvoirs entre les mains d’une minorité arrogante qui édicte les lois en fonction de ses seuls intérêts.
– Et vous allez faire quoi au juste ?
– Là-dessus vous me permettrez de ne pas vous dévoiler quoi que ce soit. Pour des raisons évidentes. Sachez seulement que, si nous réussissons, ce sont les fondements mêmes de notre organisation sociale actuelle qui seront ébranlés. Les passe-droits seront supprimés. Les assujettis seront intégrés au reste de la population. Et il sera évidemment totalement exclu d’aller en recruter d’autres comme cela se fait actuellement de façon tout-à-fait inacceptable.
– Bon, mais alors… tu attends quoi de nous finalement ?
– J’y arrive. Nous ne pourrons mener notre entreprise à bien si nous ne disposons pas, à l’extérieur, de soutiens prêts à intervenir à nos côtés le moment venu.
– Et plus précisément ?
– La politique de nos dirigeantes consiste à nous isoler, autant que faire se peut, de l’étranger. À fermer les frontières. Et pour cause ! Elles n’ont pas du tout envie qu’on sache ce qui se passe exactement ici. Votre rôle à vous va donc consister, dans un premier temps, à raconter ce que vous avez vu, ce que vous avez vécu. Le plus souvent possible. Au plus de monde possible. De façon à susciter un intérêt, à choquer, à scandaliser, bref, à amorcer quelque chose. À créer un état d’esprit qui nous soit favorable.
– S’il n’y a que nous deux…
– Il n’y aura pas que vous deux. On en a envoyé d’autres avant vous. On en enverra après.
– Et c’est tout ? On aura que ça à faire ?
– Au début, oui. Il faut d’abord que la mayonnaise prenne.
– Et après ?
– On n’en est pas encore là. On trouvera moyen de vous faire savoir. Quand il le faudra.
– On partira quand ?
– Demain matin. Inutile que vous restiez là à courir des risques. Et à nous en faire courir. Mais, en attendant, on a toute la soirée pour nous. Venez !
Sur le canapé. Tous les trois.


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