mercredi 17 juin 2020

Châtiments (5)

9 mai





Jeudi dernier, j’ai été convoquée au poste de police. Et, jusqu’à l’heure du rendez-vous qui m’avait été fixé, tard dans l’après-midi, je me suis fait un sang d’encre. Qu’est-ce qu’on pouvait bien me vouloir ? J’avais beau chercher encore et encore, je ne voyais pas. Je ne voyais vraiment pas. Et je sollicitais en permanence Manon.

‒ À ton avis, pourquoi ça peut être ?

‒ Mais ma pauvre maman, qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Et qu’est-ce que tu te tracasses ? Tu n’as tué personne. Tu n’as volé personne. Tu payes tes impôts. Tu es en règle. Pour tout. C’est dans ta nature. Alors, ça doit être le genre de truc sans aucun intérêt. Ton témoignage pour une dispute entre voisins. Ou les papiers que t’avais perdus l’année dernière qui ont enfin été retrouvés.


Ce n’était pas un truc sans intérêt, non. C’était pour me signifier que mon violeur de juillet 2037 allait être fouetté sur la grand-place d’Angers.

‒ Ça aura lieu samedi prochain. Des places vous ont été réservées au premier rang ainsi qu’aux neuf autres victimes.

Et pour m’encourager vivement à m’y rendre.

‒ Être puni devant vous portera bien davantage ses fruits.

Peut-être, oui. J’irais peut-être. Je savais pas.

‒ C’est vous qui voyez !

Et elle m’a tendu un bon d’accès que j’ai enfoui machinalement dans ma poche.


Sur le chemin du retour, tout m’est revenu. En vrac. Son souffle dans mon cou. Mes cheveux violemment tirés en arrière. L’odeur âcre du couvre-lit. Ses mots. Orduriers. Méprisants. La douleur quand il m’a sauvagement pénétrée. Son halètement sur ma nuque quand il a joui. Et puis l’humiliation quand il a exigé que je me lave ensuite devant lui. « Que tu ne gardes aucune trace de moi. » Son regard sur mon corps. Qu’il a détaillé. Qu’il a jaugé. Sa petite moue dédaigneuse. « Finalement, t’as de la chance de m’avoir rencontrée, hein ! Parce que, foutue comme t’es, on voit vraiment pas qui pourrait avoir envie de toi. »

J’ai été prise de nausées. Et j’ai vomi, appuyée à un arbre.


Manon et ses copines ont ouvert des yeux ronds.

‒ Et tu hésites ! C’est pas vrai que tu hésites ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? Quand on sait comment il t’a traitée, ce type !

‒ Je le hais. Si tu savais comme je le hais !

‒ Ben alors ! Raison de plus !

‒ J’ai peur.

‒ Peur ? Peur de quoi ? De la laisser déferler, ta haine, c’est ça, hein ? Et alors ? La belle affaire ! T’as été trop bien élevée, maman. Avec des idées d’avant. Exprimer ses sentiments, on n’a pas le droit. Haïr, ça ne se fait pas. Ça ne se montre pas. C’est pas bien. Ben, si, ça se fait, si ! T’as dix mille raisons de le lui montrer à ce type que tu le détestes. Il t’a mise plus bas que terre. Il t’a considérée comme un objet dont il s’arrogeait le droit de se servir à sa guise. Et il faudrait qu’en plus tu te sentes coupable d’avoir envie de le lui faire payer ? Non, mais alors là, ce serait la meilleure. Mais vas-y, merde ! Vas-y ! Gueule ! Insulte-le ! C’est tout ce qu’il mérite. Ça ne fera pas que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Non. Évidemment. Mais ça te fera le plus grand bien. Et je sais de quoi je parle. Ça te soulagera. Au moins un peu.


J’y suis allée. Et je me suis retrouvée, au premier rang, avec cinq autres de ses victimes. Avec lesquelles, en attendant que ça commence, j’ai sympathisé. On avait vécu la même chose. Exactement la même chose. On ne pouvait que se comprendre. Et lui en vouloir. Toutes autant qu’on était. Et elles étaient bien décidées à lui en faire voir, les autres. « Ah, ça, il va pas s’en tirer comme ça ! » Même si on était toutes d’accord pour dire que jamais il ne pourrait l’acquitter complètement sa dette. « Parce que c’est jusqu’à la fin, nous qu’on va devoir vivre avec ça ! »

L’ordonnatrice a d’abord rappelé, au micro, ce qui lui était reproché et il a fait son entrée, entièrement nu, sous les huées, entre ses deux exécutrices qui l’ont obligé à faire face à la foule. Il a voulu se dissimuler de ses mains. Les huées ont redoublé. Elles l’ont forcé à les retirer. Elles les lui ont solidement maintenues et elles l’ont laissé là, un bon moment, sous les quolibets et les insultes. Avant de l’attacher, par les poignets, les bras en l’air, à une poulie fixée à un filin qui courait d’un bout à l’autre de l’estrade. Elles ont fait claquer leurs fouets en l’air et il les a regardés d’un air terrorisé, ce qui a déclenché les rires de l’assistance. Une assistance qui a réclamé : « Allez ! Allez ! Faites-le danser ! » Et un premier coup a claqué. Sur ses cuisses. Il a crié. Il s’est retourné. Un autre. À pleines fesses. Quantité d’autres. Sous les encouragements de la foule. Ça s’inscrivait sur sa peau en grandes zébrures rougeâtres qui lui arrachaient, chaque fois, des hurlements à fendre l’âme. Au bout d’un moment, il s’est mis à tournoyer sur lui-même. Elles, elles cinglaient ce qui se présentait. Alternativement les fesses, le dos. Et puis les cuisses, le ventre. Il sautillait sur place, d’un pied sur l’autre. Se tortillait. Pour la plus grande joie des spectatrices qui exigeaient : « Encore ! Encore ! Plus fort ! Plus fort ! Le ménagez pas ce salaud ! » Mes voisines s’étaient levées. Elles l’insultaient copieusement. Elles l’injuriaient à qui mieux mieux. Je l’ai fait avec elle, le poing dressé dans sa direction. Une bouffée de plaisir m’a submergée. Dont je n’ai pas eu honte.


mercredi 10 juin 2020

Châtiments (4)

30 avril


Comme prévu, dimanche dernier le « oui » l’a emporté haut la main. 86,12 % des suffrages. Et, dans la foulée, les premières « exécutions » ont eu lieu aujourd’hui. Un samedi. De façon à ce que tous ceux qui le souhaitaient puissent y assister. La fameuse vertu supposée de l’exemplarité.

Manon et six de ses copines sont montées à Lille voir ça « en live », comme elles disent. Elles ont eu beau être sur place dès six heures du matin, c’était déjà noir de monde. Et elles se sont trouvées tellement loin de l’estrade qu’elles ont dû suivre le déroulé des opérations sur leurs smartphones.

‒ On voyait nettement mieux. En gros plan. Et comment ils ont été pitoyables, ces pauvres types ! Ah, ça, pour s’en prendre à plusieurs à une nana isolée, ils sont forts, pleins de courage, mais faire preuve d’un minimum de dignité quand il s’agit de recevoir quelques coups de fouet en public, alors là, non, il y a plus personne. Comment on les a hués ! Et insultés. T’as entendu ça ? Ah, ce coup-là, ils vont être vaccinés.

Je ne sais pas si ça aura été aussi efficace qu’elle en semble convaincue, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que d’une manière générale, et pour autant que j’aie pu en juger par la dizaine de reportages sur le vif qui nous ont été proposés ce soir, ils ont offert un spectacle lamentable. Et ce, que ce soit à Lille, Bordeaux, Strasbourg, Amiens ou ailleurs. Hurlements sous les fouettées, pleurs, supplications, tentatives de fuite désespérées. Ils n’ont, dans l’immense majorité des cas, fait preuve d’aucune retenue, d’aucune force de caractère.

‒ Mais comment veux-tu qu’il en soit autrement, ma pauvre maman ! Ce sont des lâches. Et ce n’est sûrement pas dans ce genre de situation qu’ils vont cesser de l’être. Maintenant au moins tout le monde saura ce qu’il en est. Ce qu’ils sont. Au boulot. Dans leur quartier. Partout. Et ça continuera à se savoir. Parce qu’elles vont circuler un sacré moment, les vidéos. Où qu’ils aillent, elles les rattraperont. Même dans dix ans. Même dans vingt ans. Mais ça, je les plains pas, hein ! Ils n’ont que ce qu’ils méritent.

Tard dans la nuit la chaîne Feminissima a proposé un document qui se voulait un peu plus approfondi sur les cinq « exécutions » qui ont eu lieu à Toulouse. Elle a notamment mis l’accent sur la personnalité des condamnés. Trois d’entre eux avaient manifestement passé toute leur adolescence dans un contexte où la femme était tenue pour quantité négligeable. Ils la méprisent ouvertement et considèrent qu’elle n’existe que pour satisfaire leurs instincts. Comme l’a dit sans détours l’un d’entre eux : « T’en vois une. Elle te plaît. Tu la prends. » Ceux-là, peut-être la peur du fouet les dissuadera-t-elle de recommencer. Probablement même. À moins qu’ils ne s’entourent à l’avenir de davantage de précautions pour perpétrer leurs forfaits. Mais, sur le fond, il n’y aura pas grand-chose de changé. En réalité, ils ne comprennent pas vraiment ce qu’on leur reproche. Pour eux, c’est clair, on porte atteinte à leur liberté de façon parfaitement arbitraire. Qu’on les mette, dans un premier temps, hors d’état de nuire en les fouettant, c’est sans doute nécessaire puisque, selon les études qui ont été faites, il n’y a que cela qui soit vraiment efficace. Il faut parer au plus pressé et protéger leurs victimes potentielles. Ce n’est, à l’évidence, pas suffisant. Ce sont leurs mentalités qu’il faudrait, le plus rapidement possible, les amener à modifier.

Si ces trois-là n’ont pas forcément conscience de la gravité des actes qu’ils commettent, en raison de l’environnement dans lequel ils ont baigné, ce qui n’excuse rien, ce n’est absolument pas le cas des deux autres qui, eux, sont éduqués. L’un est médecin anesthésiste, l’autre ingénieur. Le premier profitait de son statut professionnel pour abuser, à l’occasion, de façon ignoble, des femmes qu’il avait endormies. Quant à l’autre, son « truc », c’était d’humilier ses victimes autant que faire se pouvait. L’une de ses activités favorites consistait à s’introduire, pendant les périodes de canicule, dans les appartements de femmes seules dont les fenêtres étaient restées ouvertes, de les immobiliser et de les « travailler » longtemps en s’efforçant de les amener malgré elles au plaisir. Ces deux-là, le deuxième surtout, me révulsent profondément. Ce sont des êtres abjects. Qui ont mille et mille fois mérité la punition qu’on leur a infligée. Une punition que j’ai voulu revoir. Et c’est, je l’avoue, avec une certaine jubilation que j’ai regardé le fouet s’abattre sur leurs fesses et sur leur dos. Que je les ai vus se tortiller sous les cinglées. Que je les ai écoutés gémir et hurler à la fin. Je ne les plaignais pas. Ah, non alors ! Non ! Sûrement pas. Après ce qu’ils avaient fait ! Ces pauvres femmes ! Ces pauvres femmes qui ne demandaient rien à personne et qu’ils avaient… C’était inique. Monstrueux. Trois fois je me suis repassé la séquence. Trois fois. Et, la dernière fois, je me suis imaginé que c’était moi qui le maniais, le fouet. Avec quelle application ! Avec quelle détermination. Je ne les ménageais pas.

Ça m’a fait un bien fou.


mercredi 3 juin 2020

Châtiments (3)

22 avril



‒ Faut que tu voies ça ! Faut absolument que tu voies ça !

Et Manon a lancé la vidéo.

C’était un campus. Au soleil. Il y avait des étudiants allongés sur les pelouses. Tout seuls ou par petits groupes. D’autres qui déambulaient, leurs livres sous le bras. Surtout des filles. Beaucoup de filles.

‒ Je vois pas ce que

‒ Attends ! Attends ! Ça va venir

C’est effectivement venu. D’un coup. Des types. Une quarantaine. Peut-être plus. Cagoulés. Qui se sont jetés sur les filles. Avec détermination. Avec rage. Et qui les ont déshabillées. Complètement. Qui leur ont arraché leurs vêtements. Malgré leurs cris. Malgré les tentatives désespérées qu’elles faisaient pour leur échapper. Certains de leurs camarades garçons ont tenté de voler à leur secours. Ils ont été jetés à terre. Bourrés de coups de pied et de coups de poing.

J’étais horrifiée.

‒ C’est pas possible ! Non, mais c’est pas possible !

‒ Eh, si ! Tu vois où on en est ? Tu le vois ?

Ils sont partis comme ils étaient venus. En emportant robes, corsages, tee-shirts et pantalons. Petites culottes, strings et soutien-gorge qu’ils ont triomphalement brandis devant la caméra avant de les jeter à l’arrière d’une camionnette. Sur le campus des filles couraient, nues, en tous sens. Certaines au hasard, d’autres en direction des portes de la fac. Il y en avait trois ou quatre qui restaient prostrées dans l’herbe, sans réaction, sans même songer à dissimuler leur nudité, à l’endroit même où elles avaient été agressées. Il y a eu un long instant de flottement et puis des gens ont surgi des maisons avoisinantes qui avec des vêtements de fortune, qui avec des couvertures. On les a emmenées. On a entendu, dans le lointain, des sirènes de voitures de police. L’écran est devenu noir.

J’ai encore répété, effarée.

‒ C’est pas possible ! Non, mais c’est pas possible !

‒ Oh, mais attends ! Attends ! C’est pas fini.

Le temps que la caméra se cale. Un pavillon de banlieue. Au petit matin. Ça a zoomé. Sur la grille. À laquelle était suspendu un soutien-gorge rouge. Puis sur la boîte aux lettres. La culotte, assortie, y était étalée au large. Ça a encore zoomé. Sur le nom des propriétaires. « Célia et Antoine MORIN » Puis, au-dessous, en plus petit. « Valériane Morin » Ensuite, un immeuble. Là aussi, au balcon du quatrième étage, pendaient des sous-vêtements. Blancs, ceux-là. Et encore Une boulangerie. Sur la bâche de laquelle avaient été déposés deux strings et deux soutien-gorge.

Manon a précisé.

‒ Ce sont deux sœurs qu’habitent là

‒ Ce que je ne comprends pas

‒ Qu’est-ce tu comprends pas, maman ? Ça s’est pas fait au hasard, leur truc. T’y as pas fait gaffe, mais ils leur ont aussi pris leurs sacs. Ils avaient leurs adresses du coup. Forcément. Et ils y sont allés de leur petite mise en scène. Que tout le monde sache qui c’étaient ces filles à qui c’est arrivé. Pour les humilier un peu plus encore. Pour que les voisins ne puissent pas s’empêcher d’y repenser chaque fois qu’ils les croiseront.

‒ C’est dégueulasse ! C’est vraiment dégueulasse !

‒ Et en prenant bien soin de faire ça de très bonne heure. Que ça reste visible le plus longtemps possible.

Sur l’écran, il y a encore eu tout un défilé de sous-vêtements suspendus à des grilles, cloués à des portes, scotchés à des fenêtres. Et puis est apparu un type cagoulé, à la voix nasillarde. « Alors, les blaireaux ? Ça vous a plu, notre petite expédition ? Nous, oui. Énormément. On recommencera du coup. La même chose. D’autres trucs aussi. Vous verrez, on va bien s’amuser. On a plein d’idées. Ah, oui, mais c’est vrai que vous allez voter une loi dimanche. Une loi pour nous empêcher de nous amuser avec vos petites femelles comme on en a envie. Oui, ben un conseil : ramassez-les, vos femelles ! Parce qu’elles ont encore rien vu.

Elle a éteint.

‒ Alors, maman, toujours autant de scrupules ?

Non. Non. Je voterai « oui » dimanche. Sans la moindre hésitation.