Germie hoche la
tête.
– Elles
t’ont tendu un piège. Et t’as sauté dedans. À pieds joints.
– Le
moyen de faire autrement ?
– Je
sais bien, oui. T’avais pas le choix. Sauf que maintenant, Korka,
pour toi, c’est mort. Vassilène s’est ouvert un boulevard. Il ne
lui reste plus qu’à faire en sorte que, ce week-end, tes résultats
soient catastrophiques. Et c’est dans la poche. Dans quinze jours,
tu es à elle. Sauf imprévu, bien entendu…
Et
il m’adresse un discret sourire entendu.
Des
vivats retentissent soudain dans le couloir. Des applaudissements.
Des cris de joie.
– Deuxièmes !
Les filles ont fait deuxièmes !
On
rejoint les autres, agglutinés autour de l’entraîneuse en chef.
– Oui.
Deuxièmes. Juste derrière celles de l’amarillon quatre.
– Et
de douze points seulement il s’en faut.
– Oh,
ça se rattrape douze points. Et on va les rattraper. C’est moi qui
vous le dis !
– On
va gagner ! Pour l’amarillon trois, hip, hip, hip !
Un
grand hourra s’élève. Les gardiennes sourient complaisamment. Des
conversations animées s’engagent.
Germie
et moi, nous rejoignons notre cellule.
– Gagner,
ça va les avancer à quoi, gagner ? C’est les Cythriennes qui
y trouveront leur compte. Pour nous, ça ne changera strictement
rien.
Au
réfectoire, on guigne dans les plateaux les uns des autres.
– T’as
quoi, toi ? Oh, mais dis donc, on t’a soigné !
On
m’a soigné, oui ! Des noix de Saint-Jacques. Du colin.
Je
mange, du bout des lèvres, sous la surveillance de deux gardiennes
qui ne quittent pas notre table des yeux. Et qui semblent me
surveiller tout particulièrement.
– Il
fait une chaleur !
– On
est au mois de juin.
– T’appréhendes
pas, toi, Alrich ? Parce qu’un dix mille mètres dans ces
conditions !
Bien
sûr qu’il appréhende.
– Mais
tout le monde sera logé à la même enseigne.
Il
évite de me regarder.
Un
fouet claque derrière moi.
– Tu
finis ton assiette, toi ! Et tu te dépêches !
Dans
le car, une douce somnolence s’empare de moi.
Mon
voisin me pousse du coude.
– Eh,
c’est pas le moment de s’endormir !
Je
lutte. Je lutte désespérément contre le sommeil.
Au
stade, il fait une chaleur moite, suffocante. Les tribunes sont
pleines à craquer. Des femmes. Beaucoup de femmes. Qui portent les
couleurs de leur amarillon. Quelques hommes.
On
nous distribue des brassards. Rouges. L’amarillon trois, c’est le
rouge.
Un
éblouissement me saisit. Je me raccroche à Gamelot.
– Ça
va pas ?
– Si,
si ! C’est rien. Ça va passer.
Une
dirigeante claironne.
– Ceux
qui ne concourent pas tout de suite, vous allez attendre votre tour
là-bas.
Là-bas,
derrière les barrières, sur le grand espace herbu contigu aux
douches. On nous y rassemble. Les sauteurs en longueur adverses
m’observent du coin de l’œil. Les vertiges se succèdent, de
plus en plus nombreux. De plus en plus violents. Je m’efforce, tant
bien que mal, de ne rien en laisser paraître.
Sur
la piste on court. On saute. Dans les gradins, on crie. On encourage.
On acclame. Tout cela ne me parvient qu’à travers un épais
brouillard.
Alrich
vient s’effondrer à mes côtés.
– Je
suis cuit. Dans tous les sens du terme. Je suis cuit.
– Allez,
à nous !
Je
titube jusqu’au sautoir.
Les
autres s’élancent. Un vert. Un rouge. Dont les sauts sont salués
par un tonnerre d’applaudissements.
À
mon tour. Je mords largement au-delà de la planche d’appel.
Les
essais se succèdent. Les rouges. Les bleus. Moi. Les verts. Mon
partenaire blanc. Tout cela ne me parvient que de très loin.
– Tu
m’écoutes ?
Mon
entraîneuse. Je l’écoute, oui.
– Eh
bien, on dirait pas. C’est ton dernier saut. Alors concentre-toi.
Et te loupe pas.
Je
me concentre. Malgré l’étau qui m’enserre les tempes. Malgré
les petits papillons brillants qui voltigent obstinément devant mes
yeux.
Je
me concentre. Je m’élance. Je saute. Je retombe. Trois mètres, à
peine. On me siffle copieusement. On me hue.
Tête
basse, je vais me réfugier derrière les barrières. Je me laisse
tomber dans l’herbe. Plus rien ne m’atteint. Dormir. Seulement
dormir. Une gardienne surgit qui ne m’en laisse pas le loisir.
– Non,
mais tu te crois où, toi ?
Elle
me cingle le dos, les fesses. M’oblige à me relever.
Autour
de moi on commente. On commente à tout-va.
– Il
est devant, Jerfaut. Il est devant. Pourvu qu’il tienne.
– Il
est parti trop tôt. Huit cents mètres, ça a pas l’air, mais
c’est long.
– Ça
va le faire ! Ça va le faire ! Regarde, Hervain, mais
regarde.
Et
on me bourre les côtes de coups de coude.
Ils
laissent éclater leur joie.
– Il
a gagné, putain ! Il a gagné.
Je
reprends peu à peu mes esprits. Ça va mieux. De mieux en mieux.
Beaucoup mieux.
Le
stade se vide. On nous ramène aux cars. Entre deux haies de
spectatrices enthousiastes.
– Oui,
les rouges ! Super. Vous avez assuré.
Moi
seul, au passage, essuie des réflexions désobligeantes. Quelques
horions.
– Gros
nul !
– Salopard !
À
deux ou trois reprises, on me bouscule avec hargne. Je feins
l’indifférence.
Xarma
est à la porte du car. Elle me regarde approcher, un sourire
sardonique au coin des lèvres. Avec son index et son majeur, elle
fait le geste de ciseaux qui coupent. À plusieurs reprises. Tout en
me regardant en bas.
– Couic !
Et
elle éclate de rire.
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