mercredi 25 juillet 2018

Prisonnier des Cythriennes (14)


Germie hoche la tête.
– Elles t’ont tendu un piège. Et t’as sauté dedans. À pieds joints.
– Le moyen de faire autrement ?
– Je sais bien, oui. T’avais pas le choix. Sauf que maintenant, Korka, pour toi, c’est mort. Vassilène s’est ouvert un boulevard. Il ne lui reste plus qu’à faire en sorte que, ce week-end, tes résultats soient catastrophiques. Et c’est dans la poche. Dans quinze jours, tu es à elle. Sauf imprévu, bien entendu…
Et il m’adresse un discret sourire entendu.

Des vivats retentissent soudain dans le couloir. Des applaudissements. Des cris de joie.
– Deuxièmes ! Les filles ont fait deuxièmes !
On rejoint les autres, agglutinés autour de l’entraîneuse en chef.
– Oui. Deuxièmes. Juste derrière celles de l’amarillon quatre.
– Et de douze points seulement il s’en faut.
– Oh, ça se rattrape douze points. Et on va les rattraper. C’est moi qui vous le dis !
– On va gagner ! Pour l’amarillon trois, hip, hip, hip !
Un grand hourra s’élève. Les gardiennes sourient complaisamment. Des conversations animées s’engagent.
Germie et moi, nous rejoignons notre cellule.
– Gagner, ça va les avancer à quoi, gagner ? C’est les Cythriennes qui y trouveront leur compte. Pour nous, ça ne changera strictement rien.

Au réfectoire, on guigne dans les plateaux les uns des autres.
– T’as quoi, toi ? Oh, mais dis donc, on t’a soigné !
On m’a soigné, oui ! Des noix de Saint-Jacques. Du colin.
Je mange, du bout des lèvres, sous la surveillance de deux gardiennes qui ne quittent pas notre table des yeux. Et qui semblent me surveiller tout particulièrement.
– Il fait une chaleur !
– On est au mois de juin.
– T’appréhendes pas, toi, Alrich ? Parce qu’un dix mille mètres dans ces conditions !
Bien sûr qu’il appréhende.
– Mais tout le monde sera logé à la même enseigne.
Il évite de me regarder.
Un fouet claque derrière moi.
– Tu finis ton assiette, toi ! Et tu te dépêches !

Dans le car, une douce somnolence s’empare de moi.
Mon voisin me pousse du coude.
– Eh, c’est pas le moment de s’endormir !
Je lutte. Je lutte désespérément contre le sommeil.
Au stade, il fait une chaleur moite, suffocante. Les tribunes sont pleines à craquer. Des femmes. Beaucoup de femmes. Qui portent les couleurs de leur amarillon. Quelques hommes.
On nous distribue des brassards. Rouges. L’amarillon trois, c’est le rouge.
Un éblouissement me saisit. Je me raccroche à Gamelot.
– Ça va pas ?
– Si, si ! C’est rien. Ça va passer.
Une dirigeante claironne.
– Ceux qui ne concourent pas tout de suite, vous allez attendre votre tour là-bas.
Là-bas, derrière les barrières, sur le grand espace herbu contigu aux douches. On nous y rassemble. Les sauteurs en longueur adverses m’observent du coin de l’œil. Les vertiges se succèdent, de plus en plus nombreux. De plus en plus violents. Je m’efforce, tant bien que mal, de ne rien en laisser paraître.
Sur la piste on court. On saute. Dans les gradins, on crie. On encourage. On acclame. Tout cela ne me parvient qu’à travers un épais brouillard.
Alrich vient s’effondrer à mes côtés.
– Je suis cuit. Dans tous les sens du terme. Je suis cuit.

– Allez, à nous !
Je titube jusqu’au sautoir.
Les autres s’élancent. Un vert. Un rouge. Dont les sauts sont salués par un tonnerre d’applaudissements.
À mon tour. Je mords largement au-delà de la planche d’appel.
Les essais se succèdent. Les rouges. Les bleus. Moi. Les verts. Mon partenaire blanc. Tout cela ne me parvient que de très loin.
– Tu m’écoutes ?
Mon entraîneuse. Je l’écoute, oui.
– Eh bien, on dirait pas. C’est ton dernier saut. Alors concentre-toi. Et te loupe pas.
Je me concentre. Malgré l’étau qui m’enserre les tempes. Malgré les petits papillons brillants qui voltigent obstinément devant mes yeux.
Je me concentre. Je m’élance. Je saute. Je retombe. Trois mètres, à peine. On me siffle copieusement. On me hue.

Tête basse, je vais me réfugier derrière les barrières. Je me laisse tomber dans l’herbe. Plus rien ne m’atteint. Dormir. Seulement dormir. Une gardienne surgit qui ne m’en laisse pas le loisir.
– Non, mais tu te crois où, toi ?
Elle me cingle le dos, les fesses. M’oblige à me relever.
Autour de moi on commente. On commente à tout-va.
– Il est devant, Jerfaut. Il est devant. Pourvu qu’il tienne.
– Il est parti trop tôt. Huit cents mètres, ça a pas l’air, mais c’est long.
– Ça va le faire ! Ça va le faire ! Regarde, Hervain, mais regarde.
Et on me bourre les côtes de coups de coude.
Ils laissent éclater leur joie.
– Il a gagné, putain ! Il a gagné.
Je reprends peu à peu mes esprits. Ça va mieux. De mieux en mieux. Beaucoup mieux.

Le stade se vide. On nous ramène aux cars. Entre deux haies de spectatrices enthousiastes.
– Oui, les rouges ! Super. Vous avez assuré.
Moi seul, au passage, essuie des réflexions désobligeantes. Quelques horions.
– Gros nul !
– Salopard !
À deux ou trois reprises, on me bouscule avec hargne. Je feins l’indifférence.

Xarma est à la porte du car. Elle me regarde approcher, un sourire sardonique au coin des lèvres. Avec son index et son majeur, elle fait le geste de ciseaux qui coupent. À plusieurs reprises. Tout en me regardant en bas.
– Couic !
Et elle éclate de rire.


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