mercredi 10 avril 2019

Sévères voisines (1)


Avec madame Beauchêne, notre nouvelle voisine, ma mère avait tout de suite sympathisé.
– C’est quelqu’un de très intéressant. Et puis, avoir élevé ses deux filles, comme ça, toute seule, elle a bien du mérite, la pauvre femme !
Ses deux filles, c’était d’abord Emma, une petite brune toute potelée, aux yeux noirs, au sourire mutin, à la poitrine conquérante. Qui avait toujours le mot pour rire. Et qui devait fêter ses vingt-deux ans en octobre.
– Comme toi, Raphaël ! Tout comme toi ! Vous êtes pour ainsi dire jumeaux.
Et Manon, de deux ans sa cadette. Brune aussi, mais à la poitrine plus sage, au regard plus velouté, à l’attitude plus réservée.
Elles ne me laissaient pas indifférent. Ni l’une ni l’autre. Elles me laissaient d’autant moins indifférent qu’elles me tenaient délibérément à distance. Rapports de bon voisinage, oui. Elles n’avaient rien contre. Mais c’était tout. Pas question de me laisser m’immiscer vraiment dans leurs vies. De quelque façon que ce soit. Ni de manifester un quelconque intérêt pour la mienne. C’était d’un irritant…

Célestine, ma petite amie de l’époque, les dénigrait tant et plus.
– Je les sens pas, ces filles ! Elles ont quelque chose de faux.
Emma surtout lui sortait par les yeux.
– Je suis sûre qu’elle saute sur tout ce qui bouge, celle-là. Et puis pour qui elle se prend ? C’est pas parce qu’elle travaille dans une parfumerie… C’est à la portée de n’importe qui de faire la vendeuse. Il y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Quant à Manon…
– Ce genre de pseudo intello qui se la pète ! Études de psycho, tu parles ! Il y a longtemps que tout le monde sait que c’est du vent, la psycho. Et que ça mène à rien. En plus !
Elle pressentait un danger. À juste titre. Parce qu’elles m’émoustillaient, ces deux filles. De plus en plus. Un danger d’autant plus redoutable à ses yeux qu’elle poursuivait ses études à Paris, que c’était loin Paris, qu’on ne se voyait que le week-end tous les deux… Et encore pas toujours ! Elles avaient donc le champ libre, ces voisines. Et Célestine craignait le pire.
– Ce serait bien le style à vouloir te mettre le grappin dessus, ces deux-là !
C'était aussi l'avis de ma petite sœur, Camille, qui, du haut de ses dix-huit ans, a tranché.
– C'est des nids à histoires n'importe comment, ces filles. C'est à fuir comme la peste.

En août, elles sont allées toutes les trois, la mère et ses deux filles, passer une semaine de vacances au Grau-du-roi.
– Si ça vous ennuyait pas, si c’était pas trop vous demander d’aller nourrir le chat ? Et de m’arroser les plantes vertes ?
– Bien sûr ! Bien sûr ! Raphaël ira. Ça l’occupera. Il est en vacances.
Et je me suis, avec la bénédiction de madame Beauchêne, faufilé le cœur battant dans leur univers.
J’ai poussé la porte de la chambre d’Emma. Sur le lit une peluche de Minnie était profondément endormie. Les murs étaient tapissés de photos. Photos d’elle. Riant aux éclats. Plongeant debout, en se pinçant le nez, dans une piscine. Photos d’inconnus. Photos de boîte de nuit. Photos. Photos. Des centaines de photos. Sur une étagère trônaient toutes sortes de bibelots que j’ai examinés, les uns après les autres, avec curiosité.
Chez Manon, c’était plus austère. Des livres. Beaucoup de livres. Des revues, jetées en vrac un peu partout. Un grand poster de Freud. Et une vitrine tout entière consacrée aux États-Unis. Drapeaux. Cartes. Statue de la Liberté. Taxi modèle réduit.

Les jours suivants, je me suis enhardi. J’ai ouvert leurs placards, visité leur dressing, voluptueusement plongé les mains dans leurs tiroirs à sous-vêtements que j’ai laissés interminablement couler entre mes doigts.
Je me suis longuement attardé dans la salle de bains. Elles y avaient été nues. Elles y seraient encore nues. J’ai fermé les yeux. J’ai imaginé l’eau ruisselant sur leurs corps, leurs mains dessus, leurs fesses, leurs seins. Je me suis éternisé en leur compagnie.
Quand j’en suis sorti, mon regard s’est machinalement porté sur la fenêtre. Et sur le store. Qui était baissé. Je suis revenu sur mes pas. Je l’ai relevé. Examiné. Il aurait suffi de deux petits bouts de règle glissés, de chaque côté, dans la rainure pour l’empêcher de descendre tout-à-fait. Deux centimètres. Deux tout petits centimètres à peine. Et j’aurais une vue imprenable sur tout ce qui se passait dans cette salle de bains.

Le lendemain, c’était fait.

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