Avec madame Beauchêne, notre nouvelle voisine, ma mère avait tout
de suite sympathisé.
– C’est
quelqu’un de très intéressant. Et puis, avoir élevé ses deux
filles, comme ça, toute seule, elle a bien du mérite, la pauvre
femme !
Ses
deux filles, c’était d’abord Emma, une petite brune toute
potelée, aux yeux noirs, au sourire mutin, à la poitrine
conquérante. Qui avait toujours le mot pour rire. Et qui devait
fêter ses vingt-deux ans en octobre.
– Comme
toi, Raphaël ! Tout comme toi ! Vous êtes pour ainsi dire
jumeaux.
Et
Manon, de deux ans sa cadette. Brune aussi, mais à la poitrine plus
sage, au regard plus velouté, à l’attitude plus réservée.
Elles
ne me laissaient pas indifférent. Ni l’une ni l’autre. Elles me
laissaient d’autant moins indifférent qu’elles me tenaient
délibérément à distance. Rapports de bon voisinage, oui. Elles
n’avaient rien contre. Mais c’était tout. Pas question de me
laisser m’immiscer vraiment dans leurs vies. De quelque façon que
ce soit. Ni de manifester un quelconque intérêt pour la mienne.
C’était d’un irritant…
Célestine,
ma petite amie de l’époque, les dénigrait tant et plus.
– Je
les sens pas, ces filles ! Elles ont quelque chose de faux.
Emma
surtout lui sortait par les yeux.
– Je
suis sûre qu’elle saute sur tout ce qui bouge, celle-là. Et puis
pour qui elle se prend ? C’est pas parce qu’elle travaille
dans une parfumerie… C’est à la portée de n’importe qui de
faire la vendeuse. Il y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Quant
à Manon…
– Ce
genre de pseudo intello qui se la pète ! Études de psycho, tu
parles ! Il y a longtemps que tout le monde sait que c’est du
vent, la psycho. Et que ça mène à rien. En plus !
Elle
pressentait un danger. À juste titre. Parce qu’elles
m’émoustillaient, ces deux filles. De plus en plus. Un danger
d’autant plus redoutable à ses yeux qu’elle poursuivait ses
études à Paris, que c’était loin Paris, qu’on ne se voyait que
le week-end tous les deux… Et encore pas toujours ! Elles
avaient donc le champ libre, ces voisines. Et Célestine craignait le
pire.
– Ce
serait bien le style à vouloir te mettre le grappin dessus, ces
deux-là !
C'était aussi l'avis de ma petite sœur, Camille, qui, du haut de ses dix-huit ans, a tranché.
– C'est des nids à histoires n'importe comment, ces filles. C'est à fuir comme la peste.
– C'est des nids à histoires n'importe comment, ces filles. C'est à fuir comme la peste.
En
août, elles sont allées toutes les trois, la mère et ses deux filles,
passer une semaine de vacances au Grau-du-roi.
– Si
ça vous ennuyait pas, si c’était pas trop vous demander d’aller
nourrir le chat ? Et de m’arroser les plantes vertes ?
– Bien
sûr ! Bien sûr ! Raphaël ira. Ça l’occupera. Il est
en vacances.
Et
je me suis, avec la bénédiction de madame Beauchêne, faufilé le
cœur battant dans leur univers.
J’ai
poussé la porte de la chambre d’Emma. Sur le lit une peluche de
Minnie était profondément endormie. Les murs étaient tapissés de
photos. Photos d’elle. Riant aux éclats. Plongeant debout, en se
pinçant le nez, dans une piscine. Photos d’inconnus. Photos de
boîte de nuit. Photos. Photos. Des centaines de photos. Sur une
étagère trônaient toutes sortes de bibelots que j’ai examinés,
les uns après les autres, avec curiosité.
Chez
Manon, c’était plus austère. Des livres. Beaucoup de livres. Des
revues, jetées en vrac un peu partout. Un grand poster de Freud. Et
une vitrine tout entière consacrée aux États-Unis. Drapeaux.
Cartes. Statue de la Liberté. Taxi modèle réduit.
Les
jours suivants, je me suis enhardi. J’ai ouvert leurs placards,
visité leur dressing, voluptueusement plongé les mains dans leurs
tiroirs à sous-vêtements que j’ai laissés interminablement
couler entre mes doigts.
Je
me suis longuement attardé dans la salle de bains. Elles y avaient
été nues. Elles y seraient encore nues. J’ai fermé les yeux.
J’ai imaginé l’eau ruisselant sur leurs corps, leurs mains
dessus, leurs fesses, leurs seins. Je me suis éternisé en leur
compagnie.
Quand
j’en suis sorti, mon regard s’est machinalement porté sur la
fenêtre. Et sur le store. Qui était baissé. Je suis revenu sur mes
pas. Je l’ai relevé. Examiné. Il aurait suffi de deux petits
bouts de règle glissés, de chaque côté, dans la rainure pour
l’empêcher de descendre tout-à-fait. Deux centimètres. Deux tout
petits centimètres à peine. Et j’aurais une vue imprenable sur
tout ce qui se passait dans cette salle de bains.
Le
lendemain, c’était fait.
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