– Cette
raclée qu’il s’est ramassée !
– Oui,
hein ! Je suis pas mécontente de moi.
– Et
quel pied t’as pris à la lui flanquer !
– Ça
s’est vu tant que ça ?
– Comme
le nez au milieu de la figure.
– C’est
sa faute aussi ! On n’a pas idée de ressembler, comme deux
gouttes d’eau, à cette espèce d’enflure de Christopher.
– C’était
qui ce Christopher ?
– Une
belle petite saloperie. Et il était pas le seul. Il y en avait
d’autres.
– Tu
m’avais dit que tu me raconterais.
– On
ira manger quelque part ensemble à midi,si tu veux. On aura tout
notre temps.
– Je
t’écoute…
Elle
a repoussé son assiette sur le côté, croisé les bras sur la
table.
– C’était
le nec plus ultra de l’enseignement de la peinture, Weber, à
l’époque. LE professeur. Avec un grand P. Celui aux cours duquel
tout le monde rêvait d’assister. J’avais postulé. Sans grande
conviction. Il y avait beaucoup d’appelés et peu d’élus. Alors
je te dis pas mon ravissement quand j’ai reçu sa réponse.
Positive ! Je sautais partout. J’embrassais tout le monde.
Avec Weber, j’allais devenir une grande artiste. Un peintre de
renom. Je serais exposée partout dans le monde. J’étais sur mon
petit nuage. Je me suis précipitée à Vienne, toutes affaires
cessantes. Weber était très sélectif. On était cinq. Que cinq. Et
j’étais la seule fille. Une fille dont le maître ne cessait pas
de vanter les mérites. Dont il plaçait les qualités très
au-dessus de celles de ses petits camarades. Il le disait. Il le
répétait. Dix fois par jour. Ça me flattait. Et eux, évidemment,
ils ne le manifestaient pas ouvertement, mais ça les rendait jaloux.
Profondément jaloux. Je ne m’en rendais absolument pas compte.
J’étais dans ma bulle. La goutte d’eau qui a fait déborder le
vase, pour eux, c’est quand il m’a demandé de poser. Poser pour
Weber ? Être peinte par Weber ? Même dans mes rêves les
plus fous… Alors c’était oui, bien sûr que c’était oui !
Oui. Et encore oui. Sauf que poser pour Weber, dans le cadre de ses
cours, c’était, en même temps, poser pour eux. Ce dont je me
fichais éperdument. Je n’ai jamais été spécialement pudique. Et
puis, de toute façon, ils ne comptaient pas. Weber allait me
peindre, moi ! Je ne voyais que ça. Le reste n’avait pas la
moindre importance. Ils ont été absolument odieux. Oh, pas en sa
présence, bien sûr ! Non. En sa présence, ils étaient
sagement installés devant leurs toiles. Ils me peignaient sans
broncher. Ils écoutaient ses conseils. On leur aurait donné le bon
Dieu sans confession, mais je peux te dire que, dès qu’il avait le
dos tourné, j’en prenais plein la tête. Dans le registre
« T’adores ça te foutre à poil, hein ? Mais si !
Mais si ! Tu crois que ça se voit pas ? Tu mouilles comme
une petite folle, j’parie ! Non ? Tu mouilles pas
peut-être ? » Ou bien alors… « Tu peux pas savoir
comment j’ai hâte d’y avoir mis la dernière main, moi, à ce
tableau ! Je l’installerai dans ma chambre, juste en face de
mon lit, et je me branlerai devant ta chatte et tes nénés de petite
cochonne. Parce qu’une fille comme toi, à part pour le cul, elle
ne présente pas le moindre intérêt. » Je t’en passe… Et
des meilleures.
– Et
c’était tous ? Tous les quatre ?
– À
des degrés divers. Mais le plus acharné de tous – et de
loin – c’était Christopher.
– Je
comprends mieux.
– Ils
m’ont pourri toutes les séances. Je savais ce qu’ils avaient
dans la tête. Alors leurs regards sur moi, c’était, à
proprement parler, insupportable.
– T’en
as pas parlé à Weber ?
– Si !
Bien sûr que si !
– Et ?
– Et
c’était un artiste, Weber. Ça lui passait à cent mille lieues
au-dessus de la tête, tout ça. Il n’a pas compris. Ou n’a pas
voulu comprendre. Et j’ai dû renoncer, la mort dans l’âme à
mes études de peinture. Je n’avais pas d’autre solution. Je n’en
pouvais plus.
– Et
les tableaux ?
– Ils
n’avaient été qu’ébauchés, les tableaux. Ils n’ont jamais
été terminés . Ni le sien ni les leurs. Du moins je le suppose. Et
je l’espère.
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